La contrebande en Méditerranée
2017
RE02

La contrebande en Méditerranée
Une histoire de la mer, des hommes et des villes
de Marcello Anselmo et Ugo Nocera

#0 En guise d’introduction

Je n’étais jamais rentré à Marseille par le Nord-Ouest. Il m’était arrivé de l’observer pendant l’atterrissage en provenant du Sud, en survol sur l’Étang de Berre avec les panaches de feu des raffineries bien dessinées dans le ciel. Ou du Sud-Est en suivant l’autoroute du soleil, ou encore par la mer en bateau en me faufilant dans le Vieux-Port une fois le passage entre les deux forts dépassé.

En sortant du tunnel de l’A55 j’ai retrouvé soudain la ville étendue sous mes pieds, les grues Paceco bien visibles, les ferrys accostées aux quais, le nouveau quartier construit grâce aux financements Euromed dans le lieu des anciens docks, les îles du Frioul au large qui ferment à l’horizon la vue sur la baie.
Un paysage qui me ramenait – en un seul instant – aux latitudes d’une autre baie plus au sud, celle de Naples, ville qui avec Marseille recueille et conserve les contradictions et les qualités de l’espace méditerranéen. Deux villes marquées par une tradition d’accueil, de vie de mer et de trafics. Deux contextes urbains connus pour l’activisme historique de ses propres milieux criminels capables de pénétrer dans les interstices les plus reculés de la politique, de la société, de l’économie et de la représentation culturelle.

En poursuivant vers la ville, je partageais avec mon ami, qui conduisait la voiture, les impressions littéraires qui me venaient à l’esprit concernant les descriptions de Naples et Marseille faites par le philosophe Walter Benjamin, observateur nord-européen capable d’isoler et de développer certaines des essences typiques des sociétés cantonnées sur les rives des deux morceaux de la Méditerranée1. Et pendant qu’on en parlait, nous sommes arrivés à la frontière de ces morceaux, dans un quartier non encore bonifié surplombant le port et la gare, arrêtés dans une file de voiture en attente d’un feu vert quand de la fenêtre baissée j’entends : « Marlboro, Marlboro… » et j’ai vu un jeune aux traits arabes qui proposait des cigarettes de contrebande en tenant dans la main droite une cartouche bien visible. Cela a été un déjà vu soudain qui me ramenait aux années de nos adolescences vécues à Naples où dans chaque quartier, dans chaque coin de rue on pouvait acheter sans problèmes des blondes américaines de différentes qualités. Où les hors-bords bleus était un morceau de l’iconographie de la ville qui se disputait la place avec succès avec les autres éléments du folklore bien loin des trafics illégaux.

Voilà, cela a été dans ces moments que pour la première fois nous avons considéré le phénomène de la contrebande comme un des traits spécifiques et saillants de l’espace méditerranéen dans les cinquante ou soixante dernières années et nous avons commencé notre recherche en mélangeant nos deux regards différents et complémentaires d’historien écrivain et d’architecte urbaniste.

En faisant les premiers pas de cette aventure nous sommes tombés sur des reportages sur la presse locale et nationale qui décrivaient un retour de la contrebande de cigarettes notamment américaines entre l’Algérie et Marseille, un marché aux traits si contemporains mais aux dimensions apparemment résiduelles et circonscrites. C’est ainsi que nous avons essayé de creuser à reculons le sujet. Ce travail est une première esquisse.

#1 La Méditerranée américaine

En 1948 sort dans les salles italiennes un film intitulé I contrabbandieri del mare, du réalisateur Roberto Bianchi Montero, un auteur éclectique italien qui jusqu’en 1986 – année de son décès – réalisera plus de quarante titres faisant partie de ce qu’on a définit les Bmovies. Un réalisateur de consommation, un auteur de films de série b qui, d’une manière ou d’une autre, représentent le ciment de l’imaginaire populaire de l’après-guerre européen. La sortie du film est le premier exemple de narration du phénomène de la contrebande de cigarettes actif dans l’espace marin de la Méditerranée. Il se situe dans une petite localité de la baie de Naples où les pécheurs locaux exercent en toute normalité une activité de contrebande de cigarettes américaines en les pêchant pendant la nuit dans des caisses imperméables jetées à la mer par des navires en direction du port de Naples. Les contrebandiers de tabac sont une des catégories de héros populaires qui jusqu’à la fin des années 70 du siècle dernier ont nourri l’imaginaire du genre noir criminel. Les contrebandiers de cigarettes représentent sans doute une particularité méditerranéenne non seulement d’un point de vue de l’imaginaire mais aussi et surtout du point de vue de la réalité économique, sociale et criminelle des villes portuaires majeures de la Mer Intérieure.

1 Walter Benjamin, « Neapel », in Id. Opere Complete II, Scritti 1923-1927, Turin, Einaudi, 2001, p.45

Le phénomène du trafic des blondes, nom donné aux cigarettes de tabac clair de production américaine ou anglaise, se déroule en même temps que la pénétration du modèle de consommation importé en Europe et en Méditerranée dans l’après-guerre par le plan Marshall. Le tabac en Europe, jusqu’à alors, était foncé et amer. Les blondes arrivent comme partie de l’équipement considérable des troupes américaines envoyées en Europe contre le nazisme et le fascisme. Elles sont un simulacre de libération et de bien-être.

La libération de l’Europe débute dans l’espace méditerranéen, plus précisément le 8 novembre 1942 avec l’opération Torch qui correspond au débarquement anglo-américain au Maroc et en Algérie, pays sous domination coloniale de Vichy. Après de durs combats les Alliés occupent les colonies en constituant ainsi la tête de pont qui, en quelques mois, permettra la défaite des troupes de l’Axe en Afrique du Nord, le débarquement successif en Sicile et l’avancée rapide dans le Midi italien jusqu’à la libération de Naples en septembre 1943. L’avancée alliée en Méditerranée touche deux éléments particuliers, le premier d’ordre spatial, la ville de Tanger, le deuxième d’ordre social, le sous-bois criminel de la mafia italo-américaine. Tanger, ville portuaire située près du détroit de Gibraltar, frontière entre l’Atlantique et la Méditerranée, a été administrée entre 1923 et 1961 par un régime international à la suite des disputes territoriales du début du vingtième siècle des puissances majeures de l’époque. L’administration internationale impliquait une liberté d’entreprise presque illimitée et une neutralité politique et militaire. Malgré l’occupation franquiste de 1940, Tanger a été le lieu de rencontre et de médiation entre les services de renseignement, les affairistes et les trafiquants actifs dans l’échiquier de guerre méditerranéen. Après l’occupation anglo-américaine, elle a représenté un carrefour fondamental pour les ravitaillements des troupes ainsi que pour l’infrastructure commerciale de l’Europe du sud. A la fin de la deuxième guerre mondiale elle est devenue rapidement un point crucial pour les trafics entre les Etats-Unis et l’Europe en devenant une sorte de port franc et de refuge pour les trafiquants, malfaiteurs en tous genres, fugitifs, beatniks2 de toutes les nationalités. Entre la fin des années 40 et le début des années 60, Tanger a été la capitale de la contrebande des blondes, le port d’où partaient les bateaux en direction de Sète, Marseille, Naples et la Sicile. La présence, jusqu’en 1951, d’un bureau permanent du département des services de renseignements des douanes italiennes (SIS3) témoigne du rôle central de la ville dans l’échiquier de la contrebande de tabac en essayant de signaler à temps le départ des cargos. Une sorte de Salé au temps de l’industrie et de la consommation de masse.

Après avoir occupé l’Algérie et le Maroc et battu l’Africa Korps du général Rommel, les anglo-américains débarquent en Sicile. C’est l’opération Husky dont feront partie, de façon différentes, certains représentants de la mafia italo-américaine dont la figure de proue était Vito Genovese, plénipotentiaire du boss Lucky Luciano qui était, à cette période, détenu dans la prison de Sing Sing. Genovese devient en septembre 1943 l’interprète du général Poletti, chef des affaires civiles du gouvernement militaire allié basé à Naples. Ce rôle lui permet d’organiser jusqu’en 1945 un réseau à grande échelle de marché noir des denrées alimentaires destinées aux troupes en transformant ainsi la ville de Naples en un marché informel de taille, à cette époque, et en contribuant de façon décisive à structurer un dispositif criminel de vols et de recels. Les bandes locales de jeunes sont utilisées comme intermédiaires pour la distribution de la richesse et des denrées alimentaires. Les troupes alliées (en particulier les américains) deviennent en même temps fournisseurs et consommateurs des biens insérés dans le circuit de la contrebande comme il en est du phénomène important de la prostitution. Tout comme d’autres villes portuaires de la Méditerranée elle se préparait à devenir « américaine ». Aux blondes d’importation s’ajoutaient celles produites dans des petites fabriques artisanales « qui produisaient des cigarettes contrefaites, confectionnées avec toute sorte d’ingrédients qui ressemblaient au tabac mais qui se présentaient à l’extérieur identiques aux originales4 ». Mais le produit de la contrefaçon ne réussissait pas à satisfaire la demande croissante et c’est dans ces années que l’on voit naître les premières paranze, c’est-à-dire des groupes de sous-prolétaires urbains qui, en s’appuyant sur les pêcheurs locaux, prennent la mer sur de petites embarcations afin d’atteindre les cargos américains. Ils transbordent les blondes et les introduisent sur le marché de revente au détail articulé en dizaine de petits étals dans le

2 Comme par exemple les écrivains américains Peter Orlovsky, Jack Kerouac et William S Burroughs
3 Acronyme qui indique la structure du bureau Stampa Informazioni Statistica (Presse, Informations, Statistiques) dependant du service de renseignement international des Gardes des Finances (Douanes). Cf. Gen. Pierpaolo Meccariello, Le strategie della Guardia di finanza nella lotta al contrabbando marittimo, in: Actes du colloque organisé par le Museo Storico della Guardia di Finanza, Salone d’Onore – Comando Generale, Rome 21 mars 2006, p.60.
4 Gen. Aldo Fossati, Il contrasto del contrabbando da mare nel golfo e nella città di Napoli, in: Il Contrabbando sulle coste del Tirreno ed a Napoli (1950-1985), Actes du colloque organisé par le Museo Storico della Guardia di Finanza, Salone d’Onore – Comando Generale, Rome 21 mars 2006, p.76

quartier napolitain de Forcella, quartier dont les ruelles rappellent la médina de Tanger, le Panier marseillais ou le centre historique de Gênes.

Parmi les villes méditerranéennes qui participent à la construction d’un mythe urbanistique méditerranéen fait de ruelles, ports et maisons à patio, Tanger et Naples en font sûrement partie. Il s’agit de deux villes qui doivent leur histoire urbaine à la position géographique particulière dans la Méditerranée – une à l’entrée, l’autre au centre – mais également à l’orographie spécifique faite de collines et calanques qui donnent à la ville une image suggestive et un rapport particulier avec la mer. Nombreuses sont les autres villes méditerranéennes qui présentent les mêmes caractéristiques topographiques et une histoire urbaine similaire, il suffit de penser à Marseille, Gênes, Alger ou Istanbul, toutes bâties autour de ports naturels, sur des collines longeant la mer. Mais Tanger et Naples nous permettent ici d’associer au type urbain aussi une lecture sensible de l’espace à travers l’histoire de la contrebande de cigarettes.

À Tanger on y arrive et on s’en va par la mer, en découvrant la ville doucement et jamais complètement. Pour le voyageur qui arrive en bateau il s’agit tout d’abord de Tanger la blanche, se montrant depuis la mer, faite de maisons blanches nichées sur le port. Mais ce tableau suggestif, une fois mis le pied à terre, se dissout dans la Tanger invisible des lieux étroits et imprévisibles de la médina, dans la ville des trafics commerciaux obscurs. Pour Naples le discours est analogue. La carte postale de la baie est la représentation principale de la ville ; cela correspond au regard du voyageur qui depuis la mer découvre Naples en l’enfermant dans son panorama célèbre, iconographie unique et immuable de la ville. Mais cette image, une fois à l’intérieur de Naples, est vite déconstruite et annulée dans les superpositions spatiales des ruelles du centre, dans la matière obscure et opaque de la pierre lavique, dans la stratification complexe de l’histoire.

Les deux villes sont une alternance perpétuelle de « visible » et « invisible ». Une lecture simple du tissu urbain n’est pas possible, seulement une expérience sensible directe permet de lire les possibilités spatiales multiples qui nous ont offertes. L’imprévisibilité du tissu urbain est une caractéristique de la médina de Tanger comme il en est du centre de Naples, il s’agit d’une imprévisibilité qui se construit sur des règles précises, où l’aléatoire n’est pas relégué à une erreur de parcours mais est un élément fondateur du processus urbain. L’activité économique de la contrebande a besoin d’un lieu de ce type, de cette urbanité imprévisible et invisible à utiliser et modifier.

« La sensation qu’éprouve l’homme qui fait pour la première fois ce court trajet ne peut être comparée qu’à l’effet d’un songe. Passant dans un aussi petit intervalle de temps, dans un monde absolument nouveau, et qui n’a pas la plus petite ressemblance avec celui d’où il sort, il se trouve réellement comme s’il avait été transporté dans une autre planète. (…) La ville de Tanger, du coté de la mer, présente un aspect assez régulier. Sa situation en amphithéâtre ; les maisons blanchies ; celle des consuls, d’une fabrique régulière ; les murs qui entourent la ville ; l’Alcassaba ou château, bâti sur une hauteur, et la baie, qui est assez grande et entourée de collines, forment un ensemble assez beau : mais, du moment qu’on met le pied dans l’intérieur de la ville, le prestige cesse, et on se trouve entouré de tout ce qui caractérise la plus rebutante misère. Excepté la rue principale, qui est un peu large, et qui de la porte de la mer traverse irrégulièrement la ville du levant au couchant, toutes les autres rues sont tellement étroites et tortueuses qu’à peine trois personnes peuvent y passer de front. Les maisons sont si basses, qu’avec la main on peut atteindre le toit de la plupart. Ces toits sont tous plats, et couverts de plâtre. »5

La ville de Tanger est structurée sur un réseau de relations fait de petits espaces successifs construits sur la typologie méditerranéenne de la maison à patio et sur un réseau viaire complexe où l’impasse est l’élément de base. La ville de Naples nait de l’orthogonalité du plan gréco-romain qui par un processus évolutif millénaire s’est transformé ensuite en un espace urbain dense et organique : la stratification urbaine a déclassé le plan rationnel hippodaméen en un simple squelette sur lequel la ville s’est agglutinée sur elle- même. L’architecture rugueuse et opaque des murs et des places renferment des bulles d’urbanité où prévaut une autre règle du territoire et un sens de l’espace qui n’ont rien en commun avec le système d’invariantes sinon la ligne dominante que la modernité essaie d’imposer sur la Méditerranée. La contrebande de cigarettes s’est insérée dans ce tissu en exploitant au maximum l’invisibilité et l’opacité et en exacerbant ce troisième élément, la porosité, défini par Benjamin en 1925 pour décrire Naples, la « ville poreuse », allégorie de la modernité délaissée6.

5 Ali Bey, Voyages d’Ali-Bey el Abbassi (Domingo Badia y Leyblich) en Afrique et en Asie : pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807(rédigé par Roquefort), Paris, Impr. de P.Didot, 1814, tome I, p.3.
6 Walter Benjamin, A. Lacis, « Neapel », Frankfurter Zeitung, 19 aout 1925.

En 1946 s’établit à Naples le gangster italo-américain au nom de Charles Luciano, mieux connu comme Lucky Luciano, gracié par le gouverneur de l’époque de l’État de New York pour des services présumés rendus aux renseignements militaires américains en matière de sécurité contre les sabotages fascistes dans les docks de New-York. Luciano est le référent de la mafia sicilienne et italo-américaine à Naples et en peu de temps il arrive à coopter les petites bandes de la camorra qui jusqu’à alors s’étaient limitées à la gestion du marché noir des aliments et des cigarettes. Dans les années 50 les petites embarcations à la rame qui attendent aux entrées du port commercial sont remplacées par des bateaux à moteur plus rapides qui arrivent à dépasser les îles de Capri et Ischia pour se placer à côté du bateau « mère » afin de transborder des milliers de caisses de cigarettes. Les Mamme (mamans) sont, au début, des voiliers à moteur, des yachts ou des vedettes de dimension moyenne abandonnées battant pavillons turcs, français, maltais, chargés dans le port franc de Tanger. C’est à ce moment que Naples devient le carrefour de la vente de cigarettes de contrebande tant pour le marché local que pour le marché national et de toute l’Europe méridionale. Les douanes italiennes effectuent une action sommaire de lutte motivée aussi par toutes les autres activités croissantes liées à la contrebande : des centaines de personnes sont impliquées dans tout le réseau logistique : à Naples, toute la zone urbaine de Santa Lucia devient le quartier général des contrebandiers de cigarettes. Du petit port du quartier, le Borgo Marinari, partent chaque jour le paranze en hors-bord vers le large. Entre 1946 et 1962, la Méditerranée « américaine » devient l’espace d’eau de la contrebande, la déclinaison industrielle de l’espace commercial décrit par Braudel7. C’est la période où le littoral napolitain – cette ligne de côte qui parcourt la baie depuis le Vésuve jusqu’aux Champs Phlégréens – devient une infrastructure pour le développement définitif de la flotte-flottille des scafi blu (hors-bords bleus) des contrebandiers devenus désormais une icône des années 70.

En 1961 Tanger perd son statut de port franc en étant absorbé par le Royaume du Maroc indépendant et petit à petit son rôle de point crucial des commerces informels méditerranéens. Tanger reste malgré tout un port important pour le transit entre l’océan et le mare nostrum. La flotte contrebandière d’hors bord s’organise en remplaçant les embarcations de dimensions moyennes avec de grands cargos abandonnés par les marines militaires qui deviennent des porte-cigarettes à tous les effets. Les contrebandiers au large deviennent ainsi des hommes de mer. Les bateaux-mères ou bateau-entrepôt sillonnent l’espace méditerranéen en s’arrêtant au large des eaux territoriales en attente des hors-bords bleus dont Naples – dès la fin des années 60 – devient le port principal. Ce schéma de la contrebande se répète également – au déclin de Tanger – sur les côtes françaises, espagnoles, grecques et libanaises. Au début des années 70 la Méditerranée coïncide avec l’espace de la contrebande, un phénomène qui abandonne de plus en plus les méthodes traditionnelles d’avant-guerre liées à la figure du spallone8 isolé de montagne. Le mare nostrum devient la plateforme logistique de la contrebande à une échelle industrielle.

#2 Le navire maltais. Histoire brève d’un contrebandier.

Tanger, Tanger…Tanger était comme un sanctuaire pour nous. Aucun bordereau, le chargement et tu partais. J’ai commencé avec les cigarettes des soldats américains. J’allais au Beverello (ndr. Le môle principal du port de Naples) et j’accompagnais les G.I. dans les ruelles des Quartiers Espagnols chez les demoiselles et eux m’offraient une ou deux cartouches de cigarettes que je revendais en suite. Mais j’était un môme. En quelque sorte les cigarettes m’ont donné le pain dès le début. En suite j’ai commencé à travailler comme maritime. Les premiers embarquements je les ai faits sur une charbonnière. On allait à Anvers charger et on déchargeait aux quais de l’Italsider de Bagnoli (Naples). Pendant le voyage on s’arrêtait à Tanger pour attendre le feu vert pour le passage du détroit de Gibraltar et beaucoup d’entre nous profitaient de la situation pour acheter des caisses de cigarettes américaines qu’on cachait dans le chargement et qu’une fois arrivés à Naples, on transbordait sur des petites embarcations qui amenaient la marchandise à terre. Tout propre, lisse, pas de douane. Pendant une dizaine de voyages le système a fonctionné sans obstacle, après j’ai dû arrêter car à terre les siciliens avaient imposé que chaque cigarette qui entrait devait être à eux. Alors j’ai arrêté parce que je ne voulais pas avoir des problèmes. Après 1962, quand Lucky Luciano s’est effondré, mort, à terre à l’aéroport de Naples ma situation a changé. C’était autour de 1970 que j’ai été approché par une paranza d’amis de Santa Lucia qui me proposait une affaire étant donné que

7 cf : Ferdinand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A.Colin, 1949. 8 Spallone ou « Grand épaule » est le terme utilisé pour designer les contrebandiers frontaliers actifs dans les zones alpines entre le France, l’Italie et la Suisse. Ils utilisaient les chemins de montagne en chargeant la marchandise dans des sacs à dos avec une grande capacité. Cf. Aldo Pomini, Memorie di un contrabbandiere, Turin, Einaudi, 1975.

j’étais expert de bateaux et de mer. Dans le marché des cigarettes étaient rentrés ces français de Marseille et d’autres possibilités s’étaient ouvertes. C’est ainsi que je suis devenu un homme de confiance à bord d’un bateau qui était en fait un vieux dragueur de mines de la marine américaine de la deuxième guerre mondiale, repeint et réadapté pour le chargement (on faisait 2-3 mille caisses à la fois) et qui battait pavillon maltais. Le commandant était un ancien officier anglais avec une barbe grise et qui en savait beaucoup ; s’il n’était pas saoul il ne partait pas mais une fois en mer il savait faire. Les autres de l’équipage étaient deux égyptiens, trois napolitains, un libanais et quatre grecs.

On embarquait les cigarettes à Tanger, où je négociais personnellement avec un émissaire de cargaison napolitain qui travaillait pour les marseillais. On travaillait avec les « mille lires ». Il s’agissait d’un système par le biais duquel je recevais une liasse de monnaie de mille lires coupée en deux avec le numéro de série visible ou avec un signe conventionnel bien visible. Une fois arrivés au large de Ischia ou près de Ventotene les hors-bords bleus venaient bord à bord prendre la marchandise et chaque chef de paranza présentait la partie manquante de la « mille lires » et moi je savais combien de caisses je devais donner à chacun, souvent 100/120 caisses. Une espèce de bon de livraison… De toute façon à Tanger on restait deux, quatre jours et c’était toujours un grand amusement… à nous les contrebandiers on nous laissaient tranquilles et on pouvait faire ce qu’ on voulait, ce qu’ ils cherchaient c’ étaient les guérilleros algériens…Mais ça a duré peu, Tanger c’était terminé et on allait charger directement à Marseille dans le port ou pas loin.9

La dynamique de la contrebande méditerranéenne prend dans la décennie des années 60 les connotations d’un défi majeur ouvert entre la flotte contrebandière et les diverses structures de contrôle douanier des pays côtiers, défi qui avait comme champ d’action une portion étendue de la Méditerranée septentrionale. Ainsi comme le rapporte un officier des Douanes italiennes dans un récit : « De tous les épisodes significatifs, entre autre, il y eut la capture entre autre , au larges des îles Egades (Sicile), de l’embarcation rapide Carola, qui riposta avec acharnement par le lancement d’engins incendiaires sur le pont des unités postées à l’arrière, du Brave Bunting, rejoint aux Bouches de Bonifacio après avoir éperonné une vedette dans la baie de Naples et du Touphinambanas, surpris devant Gênes par la 1° brigade de manœuvre atteignant la zone d’attaque après avoir été cachée, pendant le jour, parmi les îles de l’archipel toscan ».10 Dans ces années une transformation significative a touché également la structure des organisations criminelles. En 1961 Tanger, annexée au Royaume du Maroc, perd son statut international et les trafiquants sont contraints de déplacer leur base à Gibraltar et Marseille en utilisant comme port d’appui aussi Malte. Mais au début des années 70 Naples devient l’épicentre de l’affrontement entre Siciliens et Marseillais pour le contrôle de la contrebande de cigarettes ; d’un coté de par sa position stratégique évidente, de l’autre pour le développement à l’intérieur du territoire d’une situation sociale et opérative qui fait de la contrebande une ressource à laquelle on ne peut renoncer d’un point de vue économique, social, culturel sans parler de sa place dans l’imaginaire collectif. Comme l’affirme l’historien napolitain Isaia Sales : « La contrebande a fait vivre et renaître une ville épuisée, mais sur elle s’est greffé le réseau très étroit des rapports nationaux et internationaux qui ont permis à la camorra napolitaine (…) de faire le saut de qualité qui l’a portée ensuite, dans les années soixante-dix et quatre-vingt et jusqu’à nos jours, à être une des criminalités urbaines les plus impitoyables au monde. La contrebande, de forme de survie pour la ville affamée, se transforme en un facteur d’accélération du rôle international du milieu napolitain, rôle qu’elle n’avait jamais eu auparavant 11».

Si Tanger, Marseille, Naples et d’autres villes côtières étaient le théâtre des opérations matérielles, concrètes et effectives de la contrebande à grande échelle, les aspects financiers du trafic de cigarettes, le passage des capitaux, les transactions, les négociations, les médiations, les accords, étaient gérés en lieu sûr dans l’une des rares nations européennes à ne pas côtoyer la mer : la Suisse, notamment à Genève.

9 Tous les récits cités en italique dans l’article ont été recueillis et enregistrés par les auteurs dans la ville de Naples entre le 2015 et le 2016 avec des personnes actives dans le trafic de la contrebande de cigarettes et impliquées dans différents rôles et responsabilités.
10 Gen. C.A. Pierpaolo Meccariello, Le strategie della Guardia di finanza nella lotta al contrabbando marittimo, in: Il Contrabbando sulle coste del Tirreno ed a Napoli (1950-1985), Actes du colloque organisé par le Museo Storico della Guardia di Finanza, Salone d’Onore – Comando Generale, Rome 21 mars 2006, p. 64.
11 Isaia Sales, Le strade della violenza. Malviventi e bande di camorra a Napoli, Naples, L’Ancora del Mediterraneo, 2006, p.52.

En Suisse il y en avait un qui s’appelait Monsieur Patrick et un autre Monsieur Bianco : Patrick était de Bologne et Bianco de Varèse. Ils n’avaient rien à voir avec nous, mais nous devions les utiliser pour négocier avec les vendeurs américains. Ils étaient, disons, les représentants de commerce. Tu allais amener l’argent en Suisse, bien sûr pas moi mais mon chef… Les propriétaires des paranze allaient payer en Suisse, donnaient l’argent à Monsieur Patrick et Monsieur Bianco et ils revenaient avec une cargaison livrée à quinze jours, un mois… Pour ces médiateurs il y a avait le système du 2%. Par exemple une cargaison était payée un milliard ? Il l’amenait mais il touchait le 2% et après il donnait l’accord pour le chargement. Si la mamma (bâteau mère) n’avait pas le signal de départ pour le chargement tu pouvais sortir en mer inutilement. C’était inutile, tu rentrais à vide. On sortait seulement quand les propriétaires de la cargaison disait en Suisse que tout était en ordre. C’était les représentants qui donnaient l’accord. Même si après tout était embrouille car ce Monsieur Bianco et ce Monsieur Patrick étaient là officieusement, pas officiellement… Mais tu étais à Malte ou au Pirée avec le bateau et tu y restais tant que tu n’avais pas reçu l’appel de la Suisse disant ok – ils ont payé ce bateau, tu peux le charger… Fais le plein de naphta, donne leur l’eau et tout ce dont ils ont besoin, tout est payé…laisse-le partir.

#3 La Méditerranée des hors-bords bleus12

À la fin des années 70 le tissu urbain de la ville de Naples était entièrement modelé par l’activité économique de la contrebande. À l’activité en mer de transport s’ajoute l’activité sur terre de stockage et de distribution, les deux activités modelaient la ville à travers une utilisation spécifique de l’espace. La morphologie de la côte napolitaine, tant celle urbaine que celle périphérique, permettait l’utilisation temporaire, parfois éphémère, de calanques, grottes et petites baies pour le déchargement et le stockage de la marchandise. Les parcours urbains tortueux et complexes facilitaient la distribution de petits chargements à l’intérieur de la ville. La structure urbaine du centre historique permettait finalement la vente au détail directement dans la rue. La porosité, l’invisibilité et l’opacité de l’espace urbain de Naples étaient des qualités mises entièrement au service de la contrebande.
Les quartiers de Santa Lucia et de Forcella étaient les bases opératives. Le premier correspond au premier site grec de la ville bien avant la fondation de Neapolis. Il s’agit d’un faubourg sur la mer non loin du port et du centre historique, à la juste distance qui permettait aux contrebandiers d’être en même temps en ville et sur la mer dans des positions centrales mais moins visibles. Le faubourg de Santa Lucia, modifié et agrandi à la fin du dix-neuvième siècle par un remblayage de la mer, se trouve au milieu de la ligne de côte citadine et en lien direct avec un système de ruelles entremêlées appelées Pallonetto. Cette position centrale a été utilisée comme base opérative de la contrebande, pour le dépôt des embarcations et comme lieu de départ et d’arrivée. Il est singulier de remarquer que la position du petit port de Santa Lucia était exactement au milieu entre les deux bases de contrôles des forces de l’ordre, à Mergellina et au port. Les quartiers qui donnent sur la mer étaient partagés en fonction du rôle qu’il jouait dans le système économique et social de la contrebande : un zonage effectif et informel mais tout à fait efficace tel un plan d’urbanisme. Le quartier de Forcella se trouve par contre « à l’intérieur » de la ville, dans le centre historique gréco-romain, juste à côté de la gare et derrière le port dans une position également stratégique et fonctionnelle. C’est ici que la première distribution avait lieu et que l’on gérait la situation à terre de la contrebande. La densité d’habitation très élevée a modifié la morphologie urbaine originaire en créant le contexte idéal pour la gestion de l’illégalité. La typologie d’habitation del basso13, la ruelle, les cours intérieures et les placettes ont été occupés entièrement par l’activité économique de la contrebande. Une usine diffuse à l’intérieur de la ville, née dans les espaces historiques préexistants, résultat d’un processus urbain, long, lent et complexe.
Si le faubourg de Santa Lucia était la base opérative, Forcella le centre de distribution et la fabrique diffuse, le passage entre la mer et la ville des cigarettes se déroule dans un troisième lieu, temporaire et en mouvement. Selon le moment, le déchargement pouvait arriver dans l’une des nombreuses calanques de la côte napolitaine, remplie de grottes et de cachettes naturelles. Le système urbain viaire permettait ensuite le triage par petits chargements vers le centre historique. Tout l’espace géographique de Naples était fonctionnel pour la contrebande et c’est pour cette raison qu’il a été exploité à fond.

12 Le terme hors-bords bleu (motoscafi blu) désigne les embarcations rapides des contrebandiers napolitains, rapides et peintes en bleu pour se fondre dans la mer, le terme devient d’utilisation courante et l’image fait désormais partie de l’iconographie de la contrebande en Méditerranée.
13 Typique petit logement napolitain d’une pièce au rez-de-chaussée (NDT)

Avec le déclin du carrefour de Tanger les routes de la contrebande changent ainsi que les acteurs en jeu. Trois groupes, en opposition, se disputent la suprématie du marché de la contrebande (et du trafic naissant des stupéfiants) : les Siciliens (et leurs alliés napolitains Michele Zaza, Lorenzo Nuvoletta et Antonio Bardellino), les Marseillais et les « indépendants », c’est-à-dire les mafieux napolitains émergents qui pensaient pouvoir agir seuls et parfois avec un double jeu. Le marché de la contrebande de cigarettes devient ainsi le centre des intérêts criminels en agrandissant de fait les frontières maritimes de son propre espace géographique.

La première phase de la contrebande se déroule ainsi : une paranza, on va dire que c’est comme une coopérative et que dans notre jargon nous, les contrebandiers appelons paranza, c’est-à-dire tous les chefs qui font appel à un homme de confiance pour l’achat de ses cigarettes. Alors celui-là s’occupe d’acheter la marchandise et après de l’envoyer. La négociation se fait en Suisse.

En pratique qu’est-ce qu’il fait ? Il achète les cigarettes et il cherche les moyens de trouver un gros navire c’est-à-dire la fameuse mamma qui peut charger 20 à 30 mille caisses de cigarettes. Une fois le bateau trouvé, il s’intéresse à la cargaison et après il envoi un télex aux chefs, les capiparanza en leur disant que le bateau est en chemin vers l’Italie. Ce navire arrive à 150, 200 milles des côtes et prévient le fameux papà c’est-à-dire un bateau plus petit qui peut charger 4 ou 5 mille caisses de cigarettes, c’est fait exprès pour éviter que la mamma puisse être confisquée. Les 30, 40 mille caisses, il faut les mettre à bord du papà car il est plus petit et au cas où on perd seulement 4 ou 5 mille caisses de cigarettes. Ensuite il se met à 60-70 milles, ce papà, et appelle à terre les propriétaires de la cargaison. C’est à ce moment qu’une autre phase commence, c’est-à-dire celle des fameux hors-bords bleus.

Le récit du contrebandier suggère une interrogation fondamentale : quelle était la garantie pour celui qui achetait la marchandise que cette cargaison arrive effectivement dans un point exact de la mer indiqué par de simples coordonnées géographiques? Dans un point abstrait de la Méditerranée? La réponse du contrebandier est un affidavit lancé au hasard : La garantie en mer n’existe pas. Les arnaques sont à l’ordre du jour.

Les bateaux, toujours plus grands et avec des cargaisons toujours plus importantes (entre trente mille et quarante mille caisses de cigarettes), avaient désormais des routes différentes ; ils venaient surtout de Grèce, du port du Pirée, et ils devaient rester dans les eaux internationales où ils étaient rejoints par les hors-bords afin de transborder les caisses. Il fallait, donc, des engins plus puissants, plus grands et plus sûrs. Ces bateaux c’était les Marseillais qui les avaient. Après avoir essuyé des coups durs à cause du démantèlement des raffineries d’héroïne en Provence et la fin de la French Connection, ils étaient descendus à Naples pour donner, par le biais des très solides rapports entretenus avec les centres financiers suisses, le nouveau hors- bord ultra-rapide denommé Drago (le Thube, de 13 mètres de long, cuirassé, avec un moteur de 360 chevaux et au coût d’environ 50 millions de lires). Ce bateau moderne représente un exemple de circulation du savoir technique généré par les nécessités imposées par le niveau « industriel » de la contrebande de cigarette. Au milieu des années 70, un exemplaire du nouveau type d’hors-bord fut confisqué par les douanes italiennes au large des côtes napolitaines. Le Drago capturé avait été construit par les chantiers navals « Italcraft » de Gaeta selon le projet de l’ingénieur nautique légendaire Renato « Sonny » Levi. Il s’agissait d’un hors-bord d’avant-garde pour le dessin de la carène, les formes de la coque et les matériaux de construction employés. Mais la caractéristique la plus impressionnante était une autre, à l’époque de sa construction le Drago avait le moteur diesel le plus rapide au monde, étant capable de naviguer à 50 nœuds contre les 40 des embarcations similaires à essence de l’époque. Le secret était dans l’utilisation des premières hélices de surface qui révolutionnent à partir de ce moment la conception de toutes les unités rapides. Il était surtout un modèle d’hors-bord qui réussissait à déjouer par sa vitesse toutes les unités en service des polices et garde- côtes de la Méditerranée. La forme particulière de la quille et de la proue à l’extrémité courbée du Drago ont fait que dans le jargon contrebandier le bateau pris le nom de Pappagallo14, dénomination qui dans un sens plus large indique par association d’idées toutes les embarcations de la Douane. Le premier pappagallo confisqué à un propriétaire marseillais est pris comme modèle et adopté comme embarcation de pointe par la Douane. C’est ainsi que le bateau exceptionnel et unique qui garantissait la suprématie marine à la flotte contrebandière des alliés des Marseillais, devient le prédateur féroce aux mains de la police contre les hors- bords bleus des paranze napolitaines de Santa Lucia et San Giovanni a Teduccio.

14 Perroquet en italien (NDT)

#4 L’organisation interne de la contrebande

Dans les années 70, la contrebande de cigarettes est une filière logistique qui agit dans l’espace informel de la production tertiaire de la zone méditerranéenne. Il existe une classification – bien qu’argotique – des différentes fonctions professionnelles impliquées dans la filière contrebandière.
En mer, à bord des hors-bords bleu, il y a le scafista – le conducteur du bateau – le responsable de la cargaison et le simple marin. Il s’agit de personnes qui apprennent avec l’expérience le métier de la mer, ils apprennent les fonds marins, la présence de bancs et autres obstacles, ils apprennent à évaluer et à utiliser les routes en fonction de l’utilisation de la boussole et de la météo. Il s’approprient un savoir nautique et ils courent les risques relatifs non seulement à la capture probable et sa conséquence pénale, mais aussi à la sécurité physique : une scène récurrente de l’imaginaire du contrebandier est sans doute les funérailles en mer, un cortège d’hors-bords bleus qui défilent près du front de mer napolitain en jetant des couronnes de fleurs en mémoire des contrebandiers jamais rentrés à terre à cause d’incidents, de tempêtes ou pour les rares échanges de coups de feu avec la police. Au lancé de fleurs suit une symphonie cacophonique de dizaines de signaleurs sonores de bord qui jouent à l’unisson. Il est également vrai que le métier de la mer développe une sorte de solidarité réciproque entre policiers et contrebandiers : les épisodes spontanés de sauvetage de contrebandiers naufragés par les policiers étaient plus que fréquents. C’était de véritables défis entre les hors-bords bleus et les pappagalli des douanes, des duels en haute mer caractérisés par une loyauté surprenante et un respect réciproque qui devenaient presque des légendes d’une flibuste post-moderne.

Sur terre, une figure fondamentale de l’organisation contrebandière était le chargé des pont radio qui coordonnait les communications entre la côte et l’espace marin. La communication à travers des émetteurs- récepteurs sur des bandes citadines devient, dans ces années, un outil stratégique qui permet d’un côté de signaler au bateau en mer la présence de la police (tant en mer que dans les zones côtières de déchargement), de l’autre de communiquer avec précision la position de la mamma qui transmettait les coordonnées géographiques exactes du lieu de transbordement seulement quand les hors-bords bleu étaient déjà en mer afin d’éviter toute interception.

Il y avait un pont radio qui liait ceux qui restaient à terre aux hors-bords qui sortaient en mer. Le pont radio permettait aussi de communiquer avec les émetteurs-récepteurs présents dans chaque bateau. Le pont radio servait également à écouter les communications sur les fréquences des douaniers de façon à ce que nous pouvions nous prévenir de leur position et des allées et venues des pappagalli.

Dans la logistique de la flotte contrebandière la radio recouvre un rôle fondamental, favorisé par l’horographie de la ville. Les chargés au pont radio exerçaient leur métier depuis les points hauts de la ville d’où ils pouvaient observer une grande partie de la baie et avoir sous contrôle les quais utilisés par les forces de l’ordre. De cette manière ils avaient une confirmation immédiate des informations qui arrivaient depuis les observateurs postés dans plusieurs localités de la côte en garde des points de déchargement.

Il y avait l’homme qui travaillait avec la radio et il te donnait les indications à toi qui était en mer. Il te disait par exemple : « Sort à 120 degrés Nord-Est » et tu faisais 120 degrés NE et tu trouvais le cargo. Il te soignait en disant : « Ne descends pas par Punta Campanella, ne descends pas par Punta Imperatore. Attention, il y a le pappagallo » parce que lui il voyait tout d’en haut et écoutait… parce que même si les douanes parlaient en crypté, notre pont radio avait un goniomètre radio qui permettait d’écouter la radio de la police, et on l’entendait clairement. Et donc ils te prévenaient. Ils disaient : « vas par Torre Annunziata et puis reviens terre-terre », ou « vas par Procida », ou « arrêtes-toi ! ne bouges plus ! attends deux heures »… Nous, ce pont radio on l’appelait Domenica In15 parce qu’ on savait quand on sortait mais on ne savait pas quand on rentrait… Parce qu’il te disait quand t’arrêter, il t’organisait le rythme : « Arrêtes-toi ! Vas-y ! Le pappagallo est parti. Venez sur terre à toute vitesse ! » et tu rentrais à terre à toute vitesse.

Nous sommes au large de Capri, dans notre dos la ville est allongée dans la pénombre du coucher de soleil. Au milieu des éclaboussures des ondes, le vent, le tangage de la coque, le timonier crie dans le microphone de la radio « Donnes-nous…Donnes-nous la route. »
En réponse, les mots à la tonalité métallique arrivent entrecoupés par les fréquences magnétiques : « Positif, positif. C’est libre. Libre »

15 Domenica In est une émission de télévision populaire diffusée par la RAI depuis le 3 octobre 1976.

Sur le bateau on peste, les moteurs grondent et on s’écarte tout le temps vers le côté, on zigzague sur la mer. Le pappagallo avance aux trousses de l’hors-bord bleu. Le chef de paranza avec la cagoule baissée sur le visage pour se protéger de l’air salin de la mer, d’une main manœuvre le gouvernail et de l’autre rapproche le micro de sa bouche : « Négatif, négatif. Le bec c’est nous qui l’avons à l’arrière, on l’emmène se balader. Écoutes-moi bien : le message est toujours le même, le méchant est pour nous…Alors on se dirige chez Zia Anna, je répète Zia Anna, et après on coupe au milieu. Positif ? ».

On navigue vite, la coque claque sur les vagues. Les caisses de cigarettes rangées à l’arrière sont à présent un lest. La radio frit. Les indications arrivent confuses : « Allez, allez ». Les mots sont couverts par des décharges électrostatiques. « Faits une dizaine à l’occident, faits une dizaine à l’occident et prends la route. Les autres loups sont positifs ».

La navigation devient un gymkhana compulsif. Le soleil s’est couché, les phares du bateau sont éteints, seules les lumières de la côte servent d’indicateur de direction. Le pappagallo s’éloigne, il perd le sillage. Il renonce à la chasse, il abandonne la poursuite.
« Serpico, Serpico si tu m’entends donnes-moi confirmation… »

« Allez »
« Serpico pour nous c’est positif, on a enlevé les méchants et nous nous dirigeons vers notre maison. Serpico, Serpico, nous allons manger, nous allons manger à Procida. Quand on finit on t’appelle et on rentre »
« D’accord, bien, viens, viens… » (bruit électrostatique)16

Sur la terre ferme, à coté du support logistique de la flotte il y avait les autres métiers de la mer qui garantissaient le stockage et la distribution du produit : le comptable – responsable de la comptabilité des chargements – les préposés au déchargement qui s’occupaient de transborder les caisses des hors-bords aux voitures pour la distribution en ville, les chargés à la gestion et à la surveillance des dépôts des cigarettes, les chargés à la distribution en gros, les chauffeurs de camions ou de voitures qui transféraient la marchandise en région et dans tout le pays et, finalement, le revendeurs au détail qui géraient les bancs de revente parsemés dans toute la ville. Dans les années qui vont de 1974 à 1977, au cours desquelles des capitaux importants ont été investis dans le secteur, le réseau de distribution atteint une capillarité telle que même dans les structures publiques, comme les écoles et les hôpitaux, il n’était pas rare de trouver des « points de vente » de cigarettes de contrebande17. L’achat des blondes dans la rue était une habitude enracinée de manière transversale dans toutes les strates de la société et dans toutes les zones de la ville. Une utilisation qui concernait des personnes complètement étrangères au milieu criminel, un compromis entre les règles et la réalité des choses qui alimentait une économie informelle aux proportions surprenantes.

#5 Ascension et déclin de la contrebande dans la mer Tyrrhénienne

Dans ce cadre, a lieu aussi un épisode extraordinaire : l’épidémie de choléra, qui éclate à Naples durant l’été 1973, et qui assume un rôle décisif dans le développement dans un style grandiose les trafics liés à la contrebande. Les mesures de prévention sanitaire adoptées pour bloquer la diffusion de la maladie augmentèrent la crise économique, endémique dans cette partie de l’Italie, en provoquant la disparition d’emplois liés aux activités répandues d’élevage et de vente des fruits de mer, ainsi que de tout le secteur du poisson. Toute une force de travail qui, expulsée de ces secteurs, passe en masse dans les rangs de l’industrie de la contrebande.

Michele Zaza, boss de Procida de la camorra a transformé la contrebande de cigarettes en l’une des plus importantes activités de l’économie informelle méditerranéenne et qui avait ses bureaux dans le siège du Parti Social-Démocrate du quartier Santa Lucia à Naples. Il inventa une paraphrase devenue (presque) un paradigme en définissant la contrebande la vraie « FIAT du Midi », en la comparant par sa capacité d’emploi à la plus grande industrie italienne de l’époque. À bien y regarder, grâce aux forts intérêts liés à la contrebande, qui allaient des grandes usines de production aux petits revendeurs, le marché des blondes s’est avéré être un secteur économique et d’emploi fondamental dans tout l’après-guerre en Méditerranée. Pour

16 Le récit des échanges par radio se base sur des sources orales recueillies par les auteurs et sur les enregistrements audiovisuels originaux réalisé à bord des hors-bords bleus contenus dans le film documentaire : Contrabbandieri di sigarette a Napoli, de Renato Parascandolo, produit par la RAI dans la rubrique d’enquête « Cronaca » en 1978.
17 Nicola Guarino, Sigarette di Contrabbando: il traffico illecito di tabacchi a Napoli dal dopoguerra agli anni ’90, in Gabriella Gribaudi (sous la dir.), Traffici Criminali. Camorra, Mafie e reti internazionali dell’illegalità, Turin, Bollati Boringhieri, 2009. p.90-111.

avoir une idée du volume du trafic nous pouvons lire ce qui a été écrit dans un rapport des Douanes italiennes concernant les résultats des activités de lutte contre la contrebande : « Entre 1969 et 1973, depuis les sections de la Brigade de Naples, 81 navires ont été confisqués , 42 chalutiers à moteur, 51 bateaux, 150 hors-bords et des petits navires en quantité. En 1970 ont été confisqués, entre autre, les navires Mana, Rex, Rosolyne, Marianthi, Hiljado, Juncokreta. Le navire à moteur Agios Georgios, capturé le 19 décembre 1971 et libéré, a été capturé à nouveau le 13 février 1973 avec trente tonnes de cigarettes. Au large de Capri le navire à moteur Agios Isidores a été pris avec plus de 5.400 kilogrammes de tabac ; le même navire, avec un nouveau nom Temistoklis a été à nouveau confisqué toujours dans les eaux de Capri. Dans la même année 1971, a été capturé le navire Ionian Sky avec à bord environ 20 tonnes de cigarettes alors que l’année suivante c’était au tour du navire Giali Skarion, confisqué avec une cargaison de plus de 22 tonnes de tabac dans les eaux de Punta Limosa (Golfe de Salerne). Le nombre des contrebandiers passe de 3.240 en 1970 à 4.672 en 1971, à 4.885 en 1973 ; une armée bien encadrée et organisée avec tout autour au moins 50.000 complices ; les équipages, des centaines de hors-bords bleus s’élèvent à non moins de 4.000 personnes18 ». En vertu de cela, dans la décennie des années 70, c’est-à-dire les années de la plus grande diffusion du phénomène, Naples et son aire métropolitaine deviennent le théâtre de véritables révoltes populaires en réponse aux épisodes de répression. Depuis les quartiers de Santa Lucia et San Giovanni, des villes de la périphérie la plus proche, partout s’organisent des barrages de la circulation routière et ferroviaire, des incendies de vieilles fermes et de conteneurs de poubelles, lancé de projectiles envers la police, jusqu’à arriver à des formes de revendication politique tout court exprimées à travers la distribution de tracts et le collage d’affiches comme ceux diffusés à l’Université de Naples au cours d’une assemblée tenue en 1974 par le Comitato Autonomo Contrabbandieri – organisation politique de la gauche extraparlementaire fondée dans le sillon du mouvement des Disoccupati Organizzati19 qui disait : la contrebande à Naples permet à 50.000 familles de survivre avec difficulté. Dans moins d’un an, outre la suppression d’emplois, l’État et les Douanes ont déclaré la guerre à la contrebande. Ils nous tirent dessus quand nous sortons avec les hors- bords bleus. On ne touche pas à la contrebande ! Tant qu’ ils ne nous donneront pas un autre moyen pour vivre nous devons nous organiser et être unis pour défendre notre droit à la vie.

L’image fait référence à 50.000 familles napolitaines qui sans la contrebande auraient « survécues avec difficulté ». Le chiffre semble surestimé si l’on considère que 50.000 familles correspondent à environ 200.000 personnes (c’est-à-dire plus de 6% de la population de toute la province de Naples), mais il est vrai que le nombre de ceux qui ont vécu avec la contrebande est sûrement très élevé, comme sont élevés les profits dont les organisations criminelles ont bénéficié de l’activité illégale pour l’État mais légitime pour les strates larges de la population.

Des organisations criminelles qui, de leur coté, à la fin des années 70 redéfinissent les rapports de force dans le trafic de cigarettes avec la résolution du conflit commencé au début de la décennie. Les Marseillais sortent défaits de la lutte avec l’alliance entre les paranze indépendantes napolitaines et les siciliens de Cosa Nostra, non pas à cause d’une infériorité « militaire » mais grâce à des tuyaux donnés à la police et qui amènent à l’arrestation des plus importants représentants du clan français. Sont arrêtés Étienne Zurita, sa femme Nathalie Henriette Jonnikoff, le corse Herbert Bernard Guazza, l’allemand Hubert Reimer qui avait milité dans la Légion Étrangère et le marocain René Alain Fajol. À l’élimination des « cadres » marseillais et à la terre brûlée créée autour de leurs alliés locaux, correspond l’affirmation définitive de la camorra napolitaine en tant qu’organisation criminelle de calibre international, camorra qui utilisait la contrebande de cigarettes comme instrument de cohésion et de construction d’un consensus social. Finalement, les conséquences de la contrebande en Méditerranée favorisent l’émergence d’un fait social complexe capable d’influencer la structure sociale d’une aire large du sud de l’Italie en menaçant tant l’équilibre institutionnel que le système normatif qui règle le développement de l’économie capitaliste.

Et c’est pour répondre de manière efficace aux conséquences inattendues et incontrôlables que l’État italien en particulier met en œuvre une série de mesures aptes à contenir radicalement le phénomène. En premier lieu la flotte aéronavale des Douanes : à la fin des années 70 elle est renforcée par la dotation massive de bateaux Drago (les fameux pappagalli), d’hélicoptères et d’un système radar moderne qui permettent l’application concrète de la Convention de Genève sur la Haute Mer du 28 avril 1958 (qui pendant des années avait été de fait inutilisée sinon à petite échelle) en exerçant avec insistance ce « droit à la poursuite »

18 Gen. Aldo Fossati, Il contrasto del contrabbando da mare nel golfo e nella città di Napoli, in: Il Contrabbando sulle coste del Tirreno ed a Napoli (1950-1985), Actes du colloque organisé par le Museo Storico della Guardia di Finanza, Salone d’Onore – Comando Generale, Rome 21 mars 2006, p.94.
19 « Chomeurs Organisés » (NDT)

qui permet la confiscation d’un navire en haute mer c’est-à-dire un élargissement du champs d’action de la répression bien au-delà la limite de la « zone de contrôle des douanes », la frontière des 12 milles marins des côtes qui sépare l’espace des eaux internationales des eaux territoriales soumise au contrôle des États. C’est ainsi qu’une pression asphyxiante sur le trafic pousse la flotte contrebandière à tracer de nouvelles routes et à toucher une autre portion du Mare Nostrum.

#6 L’Adriatique (Réal)Socialiste

Toute la contrebande dans la mer Tyrrhénienne a duré jusqu’au jour où un contrebandier a eu l’idée géniale de se faire interviewer par la télévision et il a accusé un colonel des Douanes d’être un corrompu…bref, qu’il touchait des pots-de-vin. Le lendemain les douaniers sont arrivés et ont confisqué tous les hors-bords. Disons qu’à 70% la contrebande à Naples a pris fin à ce moment là. Et nous nous sommes transférés sur la côte des Pouilles et on allait charger directement depuis la nonna20 qui sortait de l’Albanie et on faisait une mamma qu’on amenait en suite au détroit de Messine pour le déchargement… Mais rentrer à Durrës pour charger était permis de façon officieuse, pas officielle… Depuis le port nous ne pouvions même pas téléphoner en Italie. Sans la radio de bord ce n’était que du silence. Le seul appel qu’on pouvait faire était aux armateurs grecs… Pour avoir des nouvelles on appelait en Grèce, puis l’armateur appelait Naples et nous appelions encore une fois l’armateur en Grèce pour avoir les nouvelles de Naples.

À Durrës, par le biais de cet Antonio, qui était un douanier albanais qui se faisait appeler Antonio seulement parce qu’il parlait italien, on chargeait. Lui, il gérait les camions semi-remorques, les TIR. Ils arrivaient et nous chargions…
Dans les années 80 nous sommes tous partis à Bari pour travailler, tous les hors-bords on les a amenés à Bari et à Naples plus rien n’arrivait. Seulement par voie terrestre. Toutes les cigarettes venues par mer étaient déchargées à Bari…

Mais ces derniers qui ont commencé à faire les contrebandiers, ils n’étaient pas des contrebandiers. C’était des gens qui venaient des bas-fonds, des trottoirs. Le vrai contrebandier savait quand il gagnait et quand il perdait. Et quand il perdait il levait les mains en l’air et il s’en allait… Abandonner et partir… Tu fuis, tu jettes à la mer la cargaison pour ne pas choper le PV…Alors que eux – les gens des Pouilles – contrebandiers de terre, ils sortaient avec les camionnettes et les flingues devant, ils tiraient… C’est là qu’ est né la destruction de la contrebande : quand depuis Naples tout est passé sur l’Adriatique tuant le métier.

Vers la moitié des années 80 la Méditerranée de la contrebande se déplace vers le Levant et elle croise sa route avec le socialisme des Balkans aux traits insolites qui permet à certaines Républiques Populaires de se transformer en de véritables nations contrebandières alimentant le rideau opaque derrière lequel se cachait la flotte contrebandière vers la fin du « court vingtième siècle21 ».

Les nations où on charge toujours ici en Méditerranée ?…Eh…Il y a l’Albanie où on peut charger, il y a la Bulgarie des fameux pays communistes. Il y a aussi la Yougoslavie mais seulement au Sud mais pas en face de Venise et de Trieste. Là il y a une autre contrebande, c’est autre chose. De l’Amérique les cigarettes vont en Hollande et puis avec les camions vont en Bulgarie. L’État bulgare achète une cargaison de cigarettes directement des usines en Amérique et la fait décharger dans ses ports c’est-à-dire Varna ou Bourgas. En suite les armateurs – des grecs mais aussi les navires sont grecs toujours avec des pavillons différents – par le biais de l’agence maritime louent les bateaux déjà chargés avec les cigarettes que tu as déjà payées. Et tu as ton bateau. La marchandise se paye en dollars dans ces pays et donc il faut tenir compte qu’à travers ces bateaux passe également le commerce en dollars de ces pays de l’Est qui au niveau monétaire sont mal barrés.

Moi j’ai été le seul à sortir de l’Albanie par voie de terre. Tout Santa Lucia le sait. Là tu ne pouvais pas sortir, c’était fermé. J’ai fait l’eau, le gasoil ; j’attendais seulement le départ du bateau. Et rien, il arrive un petit bateau en dehors du port de Durrës. Il m’appelle avec la radio VHF : c’était Michele des Tribunali22. Il m’appelle et il me dit : « Ils ont tiré sur Gaetano ».

Gaetano était le propriétaire du bateau où j’étais embarqué et pour qui je faisais office d’homme de confiance. Et j’ai répondu : « Maronna mia ! et maintenant ? Le bon arrive quand ? » ça voulait dire quand

20 terme signifiant grand-mère. (NDT)
21 Eric Hobsbawn, l’age des extremes, histoire du court XXè siècle, Paris, André Versaille éditeur, 2008. 22 Tribunali est un quartier de Naples (NDT)

l’argent sera envoyé depuis la Suisse et ils me feront partir ? Il y avait un bureau pour les télégrammes dans le port même. Mais jamais dehors, jamais…Toi, en Albanie, tu restais comme kidnappé, disons. Vu que le bateau ne bougeait pas j’ai payé un militaire et je me suis caché dans un camion qui m’a ensuite amené à la frontière avec le Monténégro, mais à cette époque-là tout était Yougoslavie. Là, j’ai parlé avec les gardes de frontière qui ne voulaient pas me faire passer parce que j’étais sans visa et parce que je venais de l’Albanie, qui même si elle était communiste était ennemie de la Yougoslavie qui était aussi communiste. Rien, je ne sais plus comment je l’ai convaincu celui-là, je lui ai donné des cigarettes, de l’argent, je lui ai promis je ne sais plus quoi et finalement il m’a fait rentrer en Yougoslavie.

On a eu l’occasion d’observer qu’au déclin du port franc de Tanger, les petites embarcations de conception militaire utilisées jusqu’à la moitié des années 60 par la flotte contrebandière ont été remplacés par des cargos capables de transporter des centaines de tonnes de tabac des ports de l’Europe du Nord aux zones d’attente en Méditerranée, de véritables bases de ravitaillement flottantes situées à la limite des eaux territoriales relayées par l’essaim de hors-bords bleus, qui embarquait chacun un certain nombre de caisses de cigarettes en les déchargeant sur un large partie de la côte. Le fractionnement des cargaisons sur un nombre élevé de bateaux rapides non seulement permet de réduire les risques de perte de la marchandise par la capture ou par le jet en mer, éventualité qui constituait un risque non négligeable pour l’organisation contrebandière ; la perte d’un ou deux petits hors-bord avec des petites dizaines de caisses de cigarettes pouvait en fait être considéré comme un coût prévu et couvert largement par les grands profits du trafic. C’est un système qui provoquait une confusion dans le dispositif de contrôle et qui rendait problématique le contrôle des trafiquants. Il existait, en plus de cela, la coutume particulière du droit à la fuite : « la fuite était permise » disaient les contrebandiers, en entendant par là que la poursuite pouvait se terminer sans la capture de l’hors-bord capable – grâce à l’habileté du marin – d’échapper aux vedettes de la police.

À la fin des années 70 le temps de la tolérance et de la galanterie marine réciproque prend fin. L’utilisation du « droit à la poursuite » devient de plus en plus fréquente avec comme conséquence la capture du bateau et la confiscation de la cargaison permettant ainsi de constater légalement le lien direct entre les navires mamma et les hors-bords bleus. Les termes de la lutte entre les contrebandiers et les forces de l’ordre s’endurcissent, on assiste souvent à des échanges de tirs avec des mitraillettes automatiques ou au lancement de cocktails molotov en pleine mer. La réponse des contrebandiers ne tarde pas. Au début des années 80 la flotte contrebandière déplace ses « aires d’opération » dans les eaux de le mer Tyrrhénienne méridionale, près de la côte ionienne de la Calabre et dans le canal de Sicile. Avec la complicité des armateurs grecs propriétaires de navires de grandes dimensions battant pavillons de complaisance et armés d’ équipages multinationaux engagés au Moyen Orient et dans le Maghreb, le trafic de cigarettes se réorganise autour d’un système basé sur des cargos aux capacités encore plus grandes capables de ravitailler directement en haute mer les mamma. Après avoir essuyé des nombreuses confiscations, dès 1976 les organisations font appel aux soi-disant navires nonna, des bâtiments d’un tonnage supérieur à 600 tonnes, capables de s’arrêter pendant de longues périodes dans des positions à 150-200 milles des côtes. Ce sont des dépôts flottants pour les navires-mères, chargés à leur tour de transporter les cargaisons jusqu’aux points de rencontre avec les petits hors-bords. Le fractionnement ultérieur des cargaisons réduit encore plus les pertes en cas de capture, tandis que l’éloignement au large, dans les lieux sûrs des eaux internationales, des points de ravitaillement des mamma, protège les contrebandiers des interventions répressives de la police. Néanmoins cet élargissement de la famille maritime de la flotte contrebandière n’a pas longue vie. L’insistance des forces de l’ordre et le développement parallèle de la surveillance aérienne – opéré aussi par les avions militaires – ainsi que la possibilité de « certifier » la filiation entre Nonna – mamma – hors-bords bleus, poussent les routes de la contrebande toujours plus vers l’Orient.

Déjà dans les années 70 le port bulgare de Varna est la destination pour le chargement des Mamma grâce aux accords douaniers très avantageux entre les autorités bulgares et les usines de production de cigarettes : la présence fréquente d’émissaires napolitains et siciliens est un fait reconnu. Mais c’est dans les années 80 que s’affirme la centralité des bases logistiques du marché des blondes sur les côtes méditerranéennes de l’autre coté du rideau de fer. Grâce à la complicité des autorités albanaises et la connivence des yougoslaves, les ports de Bar, Durrës et Vlora deviennent le nouveau « front » du trafic des blondes où les navires nonna sont ravitaillés par des cargaisons acheminés par voie de terre directement depuis l’Europe du Nord. Une fois chargées, se déplaçant de peu de milles et en s’arrêtant dans les eaux territoriales des états des Balkans réal- socialistes, les mamma ne peuvent plus être confisqués par les Douanes italiennes et ainsi ils fournissent sans être dérangés les hors-bords qui arrivent directement des ports voisins des Pouilles. La courte distance que

sépare l’Orient et l’Occident de l’Adriatique permet à chaque petit bateau d’effectuer aussi deux voyages dans la même journée. Cette stratégie se révèle efficace tant que les hors-bords bleus napolitains sont nombreux à être transférés dans les ports des Pouilles de Bari, Brindisi et Tarente : dans le détroit d’Otrante débute ainsi la dernière période de la lutte entre la flotte contrebandière et les forces de l’ordre. Il s’agit d’une phase qui se terminera au seuil des années 2000 en délaissant l’espace marin de la Méditerranée pour une bataille terrestre jouée sur le territoire italien par des voitures blindées dotées de rostres et par des coups de feux faisant plusieurs victimes. En outre dans cette période, l’action normative et la pression de l’Union Européenne sur l’industrie du tabac ont comme conséquence l’effacement rapide des marges de profit de la contrebande des blondes. Mais c’est une autre histoire, d’un autre temps où la contrebande recouvre un rôle résiduel à l’intérieur des trafics criminels, un temps où les cigarettes ont cédé leur propre espace sur les navires et les bateaux aux stupéfiants et aux être humains en fuite des guerres et de la misère.

#7 Naples, Marseille, l’histoire se répète…

Tout le système logistique de la contrebande a modelé la structure urbaine de la ville de Naples. À travers l’utilisation du territoire et de la mer, de nouveaux lieux urbains ont été crées faisant de Naples un réseau stratifié et uni qu’aucune planification urbaine moderne aurait pu organiser avec une telle efficacité. Le Corbusier, maître de la modernité, parlait d’une « obligation de l’ordre » par l’utilisation d’un « tracé régulateur », assurance contre l’arbitraire et pour la satisfaction de l’esprit23. Un tracé moderne qui devrait nous protéger de l’arbitraire en nous imposant un concept spatial homogène, un modèle unique et reproductible : il n’y a pas de surprise dans la ville moderne, tout est réglé à l’avance par un dessin rationnel. Mais pour cette idée moderne d’effacement de l’aléatoire et de l’arbitraire, la Méditerranée des villes opaques, poreuses et invisibles est un aveu d’impuissance. Le cas de Naples nous permet de changer le discours et de déplacer le regard du tracé régulateur vers l’utilisation réelle des espaces publics et privés. À l’architecture lisse et transparente de la modernité, la ville méditerranéenne répond avec un « droit à l’opacité », et cette réponse est donnée par les faits, par l’usage collectif et spontané de l’espace urbain. À l’époque de la contrebande une grande « usine » diffuse a occupé la ville, de la mer jusqu’à la périphérie, et cela a été rendu possible grâce à la spatialité complexe préexistante de la vieille ville millénaire que l’industrie de la contrebande n’a fait qu’exploiter et sublimer. La baie de Naples, icône mondiale du paysage napolitain, panorama incontournable du Grand Tour des siècles derniers, s’est transformée pendant plusieurs décennies en une grande industrie informelle à ciel ouvert. Les calanques, les grottes, les plages, les abris suggestifs de la côte napolitaine sont devenus fonctionnels en vue d’une utilisation tertiaire de la mer. La postmodernité s’est présentée avec l’activité économique de la contrebande, par un compromis entre l’histoire et l’économie sans passer par la case de la tabula rasa de la modernité.

Aujourd’hui les activités illégales liées à la contrebande de cigarettes ont presque disparu, un nouveau cycle a commencé à partir des années 90 quand le secteur du tourisme a commencé à s’imposer sur la ville. Le cas de Naples n’est pas isolé en Méditerranée. Si la modernité n’a pas réussi à lisser l’opacité urbaine méditerranéenne, c’est l’économie liquide du tourisme qui essaie aujourd’hui de gérer l’arbitraire. À Tanger, Naples, Marseille, Istanbul, Barcelone, Gênes, Athènes… le tourisme est en train de changer le paradigme urbain du front de mer, les marinas et les ports de plaisance occupent désormais les espaces des côtes laissés pendant des siècles incontrôlés. La mer et les côtes jadis exploitées et utilisées par l’industrie pour leurs fonctions à l’intérieur du système économique de la contrebande sont aujourd’hui soignées et nettoyées pour leur forme au service du tourisme. Le petit port de Santa Lucia, d’où les hors-bords bleus partaient, est aujourd’hui une marina, les poursuites autour de Capri, Procida et Ischia ont laissé la place aux tours guidés des bateaux de plaisance. Les opérations de restyling et de « régénérations urbaines » imposent de nouvelles règles d’utilisation. Dans ce cadre la Méditerranée est de plus en plus réduite à une imaginaire stéréotypé rempli d’orientalismes qui la voudrait comme un corps uni et homogène. Il faudrait peut-être la considérer à nouveau comme un réseau hétérogène d’échanges entre des villes unies par un destin analogue. C’est ici et maintenant que nous pouvons lire l’utopie de la Méditerranée qui invente et propose des formes inédites d’utilisation de l’espace, une autre manière de traiter les lieux de la contemporanéité dans l’invisibilité, l’opacité et la porosité. La contrebande des cigarettes réapparait à Marseille ces derniers temps. Il s’agit d’un nouveau type de commerce, moins enraciné que le précédent. La marchandise arrive d’Algérie en utilisant les ferrys et par des petits envois. L’espace urbain des quartiers du centre est occupé par les vendeurs à la sauvette : à Noailles, Belsunce et à la Joliette les appels « Marlboro, Marlboro… » lancés dans la rue

23 Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, 1923.

évoquent les mêmes cris que ceux des rues de Naples autrefois, une histoire qui se répète dans le temps long de la Méditerranée malgré les bouleversements des mutations rapides sur les villes.

Marcello Anselmo (Naples, 1977) vit et travaille à Naples. Il est historien, écrivain et audio-documentariste. Il est le directeur de l’émission culturelle « Zazà » pour la radio publique italienne (Radio 3). Ses essais et nouvelles ont été publies sur Lo Straniero, Nuovi Argomenti, Passato&Presente. Il est l’auteur de La Zantraglia. I mestieri del mare al tempo del container (Mesogea, Palerme, 2013), La Saitella (Magmata, Naples, 2010).

Ugo Nocera (Naples, 1978) vit et travaille à Nîmes. Il est architecte, diplômé en 2004 de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-la Villette après un premier cycle à la Faculté d’Architecture de l’Université de Naples « Federico II ». Entre 2009 et 2011 il a également poursuivi ses études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, Master « Territoires, Espaces, Sociétés ». Depuis 2007 il exerce l’activité d’architecte libéral.